Prologue
Elles étaient trois, les trois filles du Trillium Noir. Dans l’éclat de leur maturité, elles deviendraient Haramis, la Magicienne ; Kadiya, la Guerrière Errante ; et Anigel, la Reine.
Nées d’un seul et même enfantement (fait, en soi, étrange et sans précédent), elles virent le jour sous les auspices de l’Archimage Binah, Grande Gardienne des Terres, qui salua leur venue en ce monde et leur attribua leurs noms. La Grande Magicienne prophétisa qu’elles seraient, un jour, l’espoir et les sauveurs de leur peuple. Puis elle fit don à chacune d’elles d’une amulette d’ambre recelant un minuscule bouton du légendaire Trillium Noir, emblème de leur nation et de leur clan royal.
Bien qu’habité par des humains depuis des générations, le Ruwenda, qui les vit naître, restait un pays de mystères. Les marais le recouvraient presque entièrement, hormis quelques îlots de terre ferme, souvent couverts de ruines, vestiges d’antiques cités. Le Roi vivait dans la Citadelle, rare témoignage des temps anciens encore bien préservé.
A l’est, les humains pratiquaient la culture et l’élevage, drainant les marécages pour les transformer en polders aux terres fertiles et aux grasses pâtures. Le Ruwenda bénéficiait aussi d’une situation privilégiée dans le négoce du bois, importé du Sud vers le Labornok, son voisin du Nord, grand consommateur de grumes. Les autres commerces reposaient sur les richesses des marais eux-mêmes : herbes, épices, coquilles et carapaces de créatures aquatiques dont certaines brillantes comme des joyaux, d’autres si dures qu’elles servaient à la confection d’armures et de casques. Cependant, de toutes les marchandises qui s’échangeaient dans ce pays, les plus rares et les plus précieuses restaient des objets, souvent mystérieux, dénichés parmi les ruines.
Ceux qui les ramassaient s’appelaient les Singuliers. Ces tribus aborigènes qui habitaient les marais avant l’arrivée des Ruwendiens vivaient en bonne entente avec eux. Nul ne cherchait querelle à l’autre, chacun respectait le territoire d’autrui. Les Singuliers se subdivisaient en deux races : les Nyssomus, relativement sociables et dont certains travaillaient même dans la Citadelle du Roi ; et les Uisgus, beaucoup plus farouches, qui se cantonnaient dans les marais inexplorés, à l’extrême ouest du pays. Les Uisgus ne proposaient jamais leurs marchandises directement aux marchands habilités ; ils passaient toujours par l’intermédiaire des Nyssomus. Tous se retrouvaient généralement dans les vastes ruines de la cité de Trevista, facilement accessible par bateau et ce même pour les plus éloignés.
Une autre race peuplait les bourbiers, une race qui revendiquait pour territoire la lisière occidentale des terres septentrionales et que tous fuyaient comme la peste. Les Singuliers les appelaient les Naufrageurs, les érudits leur donnaient le nom de Skriteks. C’étaient de cruels sauriens, des tortionnaires, des assassins, qui opéraient parfois des razzias dans les polders ou venaient chercher des proies parmi les Singuliers.
Hormis ces quelques raids, la paix régna sur le Ruwenda durant l’enfance des trois Princesses. Ni le roi Krain ni personne d’autre ne soupçonna qu’une tempête venant du Labornok, au Nord, allait déferler sur ce pays tranquille.
Le roi du Labornok était âgé : il avait vu nombre de ses sujets naître, grandir et mourir depuis qu’il occupait le trône. Son héritier, le prince Voltrik s’était lassé d’attendre. Il avait passé de longues années au-delà des mers, où il avait découvert d’autres coutumes et tissé des liens avec de nouveaux alliés, tel le grand sorcier Orogastus. Quand le prince regagna son pays, le magicien l’accompagnait. Lorsque Voltrik ceignit enfin la couronne, Orogastus devint son Premier conseiller.
Voltrik convoitait le Ruwenda, non pour ses marais mais pour prendre le contrôle du commerce du bois et pour mettre la main sur les trésors que l’on disait enfouis dans les ruines des cités. Dès qu’il fut en possession du trône, il frappa.
La foudre, obéissant au Pouvoir d’Orogastus, réduisit à néant les forteresses qui gardaient l’unique passe, dans les montagnes. Puis, guidés par un traître, rapides et silencieux comme le serpent qui attaque, les Labornokis s’emparèrent de la grande Citadelle.
Le roi Krain et les seigneurs qui survécurent à cette bataille furent condamnés à mort par Voltrik et succombèrent dans d’affreuses souffrances. La Reine tomba sous les coups d’épées de ceux qui avaient juré de décimer toutes les femmes de sang royal, une prophétie annonçant que c’est par elles que les envahisseurs seraient terrassés à leur tour. Seules les trois Princesses réussirent à s’échapper, chacune grâce à son talisman, mais chacune de son côté.
Grâce au pouvoir magique de Binah (que l’âge avait malheureusement affaiblie sans quoi aucun Labornoki n’aurait pu mettre pied sur le sol ruwendien), Haramis fut enlevée sur les ailes d’un gigantesque gypaète qui l’emporta vers le Nord. Kadiya, guidée par un chasseur, un Singulier qui lui enseignait depuis longtemps déjà tous les chemins secrets de ce pays des eaux, s’enfuit dans les marais par un ancien passage. Anigel, accompagnée d’Immu, une vieille Uisgu maîtresse dans l’art des plantes, s’échappa en se dissimulant dans des convois ennemis et gagna Trevista, la cité des eaux.
Chaque Princesse se rendit, à son tour, à Noth pour consulter l’Archimage qui leur confia à chacune la mission de découvrir une partie de l’arme magique qui libérerait leurs terres.
Elles durent surmonter bien des épreuves. Parvenue dans les montagnes, Haramis dut résister au jeu de séduction d’Orogastus qui, l’ayant retrouvée, la courtisa d’abord par pur machiavélisme puis parce qu’il vit en elle une compagne idéale dans sa quête du pouvoir. Jamais, cependant, il ne réussit à obtenir la baguette d’argent, talisman d’Haramis.
Kadiya fut conduite jusqu’à la Cité Perdue des Disparus où elle s’empara de l’épée issue de la tige du Trillium Noir qui l’avait guidée jusque-là. Anigel, fuyant vers le Sud, avec l’aide de l’Uisgu, parvint aux forêts de Tassaleyo où elle cueillit une couronne entre les mâchoires d’une plante carnivore. Elle y rencontra le prince Antar, fils de Voltrik, chargé de la faire prisonnière. Mais celui-ci, révolté par les actions de son père et se défiant de l’emprise grandissante d’Orogastus, refusa d’obéir à ces ordres et se fit le défenseur d’Anigel.
Kadiya réussit à lever une armée d’Uisgus et de Nyssomus pour reconquérir la Citadelle. Anigel la rejoignit et les deux sœurs allièrent leurs forces. Mais c’est finalement Haramis qui mit un terme à la vie et au pouvoir d’Orogastus, en réunissant leurs trois talismans en un Grand Talisman Tout-Puissant.
Haramis, la première-née, refusa la couronne qui lui revenait de droit car elle préféra succéder à Binah. Elle avait fait ce choix lorsque l’Archimage mourante lui avait confié son manteau de Gardienne. Kadiya, elle aussi, renonça à son héritage : elle sentait que d’autres secrets l’appelaient dans les marais.
Anigel épousa Antar et les deux terres ennemies s’unirent sous une même couronne. Roi et Reine du Laboruwenda, ils firent le serment de gouverner ensemble et de maintenir la paix.
Haramis partit dans les montagnes septentrionales, gardiennes d’un savoir qui l’attirait plus que tout au monde. Avant de s’en aller, elle sépara les talismans et ne garda que la baguette. La couronne fut remise à Anigel comme sa part d’héritage. Kadiya reprit son épée. C’était une arme bien particulière avec sa lame émoussée et dépourvue de pointe, et son pommeau couronné de trois sphères entrelacées. Quand les globes s’ouvraient, ils découvraient des yeux d’où jaillissaient des faisceaux de lumière et de feu. L’un de ces yeux était brun comme les siens, l’autre vert comme ceux des Singuliers et le troisième, le plus haut, d’une teinte éclatante qui n’avait pas son égal sur cette terre.
Quand, après la victoire, l’armée de Singuliers quitta la Citadelle pour regagner les marais, Kadiya se joignit à eux. C’était le début de la mousson. Elle ne savait pas quel était l’objet de sa quête, seulement qu’elle devait la mener.